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Avant le naissance du monde... 

présentation.

Née en 1903 à Bruxelles d’un père français et d’une mère d’origine belge, Marguerite Yourcenar grandit en France ; mais c’est surtout à l’étranger qu’elle résidera par la suite : Italie, Suisse, Grèce, puis Etats-Unis où elle vit dans une île de la côte Nord-Est, l’île de Mount Desert, jusqu’à sa mort en 1983.

Les textes suivants sont extraits du triptyque familial « Le labyrinthe du monde », formé de « Souvenirs pieux » (1974), centré sur la famille maternelle et sa mère, de « Archives du Nord » (1977), portant sur sa famille paternelle et son père, et de « Quoi ? l’éternité » (1988) où elle décrit son enfance et son adolescence.

Cette fresque sur le carrefour géologique et historique qu’est la Région du Nord illustre la grande interrogation sur les forces d’éternité qui renaissent du chaos engendré par l’homme, à l’image de celui de la nature.

Marguerite Yourcenar, « Archives du Nord », Gallimard (Folio pp.16-18)
« Avant la naissance du monde », déclame pompeusement dans sa plaidoirie comique l'Intimé de Racine. « Avocat, ah, passons au Déluge ! », s'écrie le juge en supprimant un bâillement. Et c'est bien en effet de déluge qu'il s'agit. Pas de celui, mythique, qui engloutit le globe, pas même de n'importe quelle inondation locale dont le folklore de populations effarées a gardé la trace, mais de ces immémoriales marées hautes qui, au cours des siècles, ont recouvert, puis laissé à nu, la côte de la mer du Nord, du cap Gris-Nez aux Îles de la Zélande. Les plus vieux de ces empiétements datent de bien avant l'homme. La longue ligne de dunes obliquant vers l'est s'est ensuite effondrée de nouveau aux temps préhistoriques, puis vers la fin des temps romains. Quand on chemine dans la plaine qui va d'Arras à Ypres, puis s'allonge, ignorante de nos frontières, vers Gand et vers Bruges, on a le sentiment d'avancer sur un fond dont la mer s'est retirée la veille, et où il se peut qu'elle revienne demain. Vers Lille, Anzin et Lens, sous l'humus raclé par l'exploitation minière, se tassent les forêts fossiles, le résidu géologique d'un autre cycle, plus immémorial encore, de climats et de saisons. De Malo-les-Bains à L'Écluse ondoient les dunes bâties par la mer et le vent, déshonorées de nos jours par les coquettes villas, les casinos lucratifs, le petit commerce de luxe ou de camelote, sans oublier les aménagements militaires, tout ce fatras qui dans dix mille ans ne se distinguera plus des débris organiques et inorganiques que la mer a lentement pulvérisés en sable.
Des monts qu'on appellerait ailleurs des collines, le Mont Cassel, relayé au nord par la quadruple vague des Monts de Flandre, le Mont-des-Cats, le Mont Kemmel, le Mont-Rouge, et le Mont-Noir dont j'ai une connaissance plus intime que des autres, puisque c'est sur lui que j'ai vécu enfant, bossuent ces terres basses. Leurs grès, leurs sablons, leurs argiles sont eux-mêmes des sédiments devenus peu à peu terre ferme ; de nouvelles poussées des eaux ont ensuite érodé autour d'eux cette terre à son niveau d'aujourd'hui : leurs crêtes modestes sont des témoins. Ils datent d'un temps où le bassin de la Tamise se prolongeait vers la Hollande, où le cordon ombilical n'était pas encore coupé entre le continent et ce qui allait devenir l'Angleterre.
A d'autres points de vue aussi, ils témoignent. La plaine autour d'eux a été impitoyablement défrichée par les moines et les vilains du Moyen Age, mais les hauteurs, plus difficilement converties en terres arables, tendent à conserver davantage leurs arbres. Cassel, certes, a été dénudé de bonne heure pour faire place au camp retranché où se réfugiait la tribu attaquée par une tribu voisine, et plus tard par les soldats de César. La guerre, à intervalles presque réguliers, a battu sa base comme autrefois les marées de la mer. Les autres buttes ont mieux gardé leurs futaies, sous lesquelles à l'occasion se réfugiaient les bannis. Le Mont-Noir en particulier doit son nom aux sombres sapins dont il était couvert avant les futiles holocaustes de 1914. Les obus ont changé son aspect de façon plus radicale qu'en détruisant le château construit en 1824 par mon trisaïeul. Les arbres peu à peu sont revenus, mais, comme toujours en pareil cas, d'autres essences ont pris la relève : les noirs sapins pareils à ceux qu'on voit à l'arrière-plan des paysages de peintres allemands de la Renaissance ne prédominent plus. Il est vain d'imaginer les déboisements, et, s'il en est, les reboisements de l'avenir.
Marguerite Yourcenar, « Quoi ? L’Éternité », Gallimard (pp. 203-204)
J'ai cru longtemps avoir peu de souvenirs d'enfance ; j'entends par là ceux d'avant la septième année. Mais je me trompais : j'imagine plutôt ne leur avoir guère jusqu'ici laissé l'occasion de remonter jusqu'à moi. En réexaminant mes dernières années au Mont-Noir, certains au moins redeviennent peu à peu visibles, comme le font les objets d'une chambre aux volets clos dans laquelle on ne s'est pas aventuré depuis longtemps.
Je revois surtout des plantes et des bêtes, plus secondairement des jouets, des jeux et des rites ayant cours autour de moi, plus vaguement et comme à l'arrière-plan des personnes. Je grimpe à travers les hautes herbes la pente abrupte qui mène à la terrasse du Mont-Noir. On n'a pas encore fauché.
Des bluets, des coquelicots, des marguerites y foisonnent, rappelant à mes bonnes le drapeau tricolore, ce qui me déplaît, car je voudrais que mes fleurs soient seulement des fleurs. Nous ignorions, bien entendu, que cinq ou six ans plus tard, ces « pavots des Monts-de-Flandre » allaient se parer d'une gloire funèbre, pavots en vérité, sacrés au sommeil de quelques milliers de jeunes Anglais tués sur cette terre, et dont des reproductions en papier de soie écarlate sont encore vendues de notre temps pour certaines œuvres de charité anglo-saxonnes. La pente de la prairie était si roide que la petite charrette que je traînais derrière moi, pleine de prunes ou de groseilles à maquereau cueillies dans le verger, répandait toujours son contenu qui dégringolait dans l'herbe. Au temps des tilleuls en fleur, la cueillette durait plusieurs jours. On l'étendait ensuite sur le plancher du grenier qui sentait bon tout l'été.